Les Rum Runners, ou la fascinante épopée des marins d'eau-de-vie

Photo: Ministère du Tourisme et de la Culture, Nouvelle-Écosse

On connaît déjà les coureurs des bois, mais qu'en est-il des « coureurs de rhum » ? Durant la Prohibition américaine, nombreux sont les résidants des Maritimes qui troquèrent la canne à pêche contre la canne à sucre ou, du moins, ses sous-produits. Chronique d'une histoire pas du tout frelatée.

PAR HUGO PARADIS

Pas toujours facile, la vie de pêcheur. Pas toujours payant non plus. Heureusement, l'expertise acquise en mer peut servir à d'autres fins. À la contrebande d'alcool, par exemple.

C'est ainsi qu'au début du XXe siècle, nombre de pêcheurs des Maritimes réussirent à nourrir leur famille en abreuvant les habitants de la côte nord-est des États-Unis, complètement assoiffés par le Volstead Act, loi américaine interdisant la consommation et, a fortiori, le commerce et la fabrication de boissons alcoolisées.

« Dans les années 1920, les Américains avaient donc le choix entre boire de l'alcool distillé dans les baignoires, ce qui pouvait les rendre aveugles, ou s'adresser à leurs voisins du Nord », indique Jean-Pierre Andrieux, auteur de l'ouvrage Prohibition and St. Pierre : when distillers and rum runners made France's colony off Newfoundland a principal centre for the liquor trade.

Au Canada, la Prohibition à l'échelle nationale ne dura que deux ans, soit de 1917 à 1919. Mais la vague de tempérance qui précéda et suivit cette période ne s'évapora pas de sitôt. Certaines provinces - comme l'Île-du-Prince-Édouard - étaient complètement « sèches » avant la fin du XIXe siècle tandis que le Québec s'opposait farouchement à tout contrôle de ce genre. À une certaine époque, pendant la Prohibition américaine, la Belle Province était même le seul endroit du Canada où l'alcool n'avait pas été banni.

Mais même lorsque l'on défendait sa consommation sur un territoire provincial, on en permettait souvent la fabrication pour des raisons militaires, médicales ou... pour l'exportation. Du jour au lendemain, de simples pêcheurs se découvrirent donc un talent pour le « négoce international », bravant les tempêtes pour mener des cargaisons de spiritueux à bon port, naviguant à vue par des nuits d'encre pour dérouter la garde côtière, risquant sans cesse leur vie pour mieux la gagner.

Il faut dire qu'avant la Prohibition, d'autres marins canadiens étaient déjà affectés au transport d'alcool - légal celui-là - entre les Caraïbes et le Canada. Mais la demande allant croissant, des moussaillons de tout acabit se mirent bien vite de la partie, surtout après le renforcement des lois canadiennes sur l'exportation de l'alcool.

Les bateaux ivres

Avant que les contrebandiers d'alcool ne soient appelés en renfort, un commerce illicite se développa dès le début de la Prohibition, le long de la frontière canado-américaine. Certains contrebandiers prisaient particulièrement les limites frontalières maritimes de la région des Grands Lacs, entre l'Ontario et les États-Unis, rivalisant d'imagination pour déjouer la vigilance des gardes-côtes.

« À Windsor par exemple, la distillerie Hiram Walker pouvait charger, sur de petits bateaux à rames, jusqu'à 25 caisses de whisky Canadian Club dont la destination officielle était Cuba. Un peu loin pour des rameurs ! En fait, une heure plus tard, la cargaison se retrouvait à Détroit », explique Jean-Pierre Andrieux.

Quand on réalisa l'ampleur de ce commerce transfrontalier, ce fut la goutte de rhum qui fit déborder la cuve de fermentation. Les États-Unis firent donc pression pour que les lois canadiennes soient modifiées, à défaut de quoi le Canada subirait leurs foudres économiques.

La réponse ne se fit pas attendre : seuls les bateaux capables de prendre la haute mer seraient désormais chargés de transporter l'alcool au départ du Canada, et les distilleries ne seraient payées qu'une fois les cargaisons débarquées dans un port non visé par la Prohibition. Pour s'en assurer, les sommes dues seraient gelées jusqu'à l'obtention d'un bordereau à cet effet.

Dès lors, les navires canadiens qu'on laissa partir chargés d'alcool devaient mettre le cap à destination des Bahamas, des Bermudes, du Honduras, du Belize ou... de Saint-Pierre-et-Miquelon, petit territoire français d'outre-mer situé à quelques encablures de Terre-Neuve.

L'ennui, c'est qu'à l'époque, Saint-Pierre-et-Miquelon ne pouvait légalement importer des spiritueux étrangers. Et même si tout ce que la France produisait de bon pouvait théoriquement s'y retrouver, les buveurs américains appréciaient surtout le bourbon et le rye, deux variétés de whiskies qu'il était aisé de distiller au Canada.

« C'est ici qu'entre en scène un Américain du nom de Bill McCoy, un trafiquant ni mafieux, ni canaille, qui donnait toujours à ses clients ce qu'il y avait de mieux, d'où l'expression consacrée The Real McCoy, encore utilisée aujourd'hui pour décrire la crème de la crème », indique Andrieux.

Un jour qu'il était en difficulté avec sa goélette, McCoy se rendit à Halifax où il rencontra un négociant français du nom de Folquet, qui lui proposa de faire réparer son avarie à Saint-Pierre-et-Miquelon et... de l'approvisionner par la suite en alcools de toutes sortes.

Ensemble, McCoy et Folquet firent miroiter aux Saint-Pierrais le lucratif marché du commerce d'alcool avec les États-Unis, et on fit donc pression sur la Métropole pour assouplir les lois commerciales. Paris ne se fit pas longtemps prier : dès 1922, seul le rhum de Guyane britannique ne pouvait être importé à Saint-Pierre-et-Miquelon, histoire de protéger les intérêts des producteurs de Martinique et de Guadeloupe. Tout autre spiritueux pouvait entrer sans encombre et repartir pour les États-Unis en passant par Fire Island, au large de New York.

C'est ainsi que Saint-Pierre-et-Miquelon se transforma en plaque tournante du trafic d'alcool de la côte est nord-américaine, et que le Canada devint l'un des plus gros producteurs de spiritueux du monde. Des entreprises comme Hiram Walker, BC Distilleries et Seagram virent leur chiffre d'affaires exploser, et une armada de marins canadiens furent baptisés rum runners - un nom que l'on donnait également parfois à leurs navires.

Parallèlement, la contrebande donna une certaine impulsion aux chantiers navals néo-écossais : de Halifax à Baie Sainte-Marie en passant par Lunenburg, on se mit à construire des navires spécialement conçus pour la contrebande. Et bientôt, on donna au littoral sud de la Nouvelle-Écosse le nom évocateur de Rum Row.

Trafic intense

Au plus fort du trafic, pas moins de 350 000 caisses de spiritueux transitaient chaque mois par le petit archipel saint-pierrais. L'alcool était surtout fabriqué au Québec et en Ontario, et les transactions s'effectuaient à Montréal, où toutes les grandes distilleries étaient établies et où les mafiosi venaient passer leurs commandes.

« Au départ, indique Andrieux, les rum runners utilisaient des goélettes puis, petit à petit, ils se procurèrent d'anciens chasseurs de sous-marins de l'armée américaine, les sub chasers. Il s'agissait de bateaux gris, bas, sans mât et très difficiles à repérer, qui transbordaient leur cargaison en pleine mer, dans les eaux internationales. Les bateaux naviguaient uniquement de nuit, lorsque le ciel était couvert ou sans lune. Et heureusement pour les rum runners, les radars n'existaient pas encore à l'époque. »

« La seule chose qui pouvait leur nuire, c'était le bruit du transbordement des caisses en bois, en pleine mer : avec le vent, les gardes-côtes pouvaient les repérer et leur mettre la main au collet lorsqu'ils rentraient à l'intérieur des eaux territoriales », ajoute Andrieux.

« C'est à cette époque, poursuit-il, qu'Al Capone lui-même trouva la solution au problème en se rendant à Saint-Pierre-et-Miquelon. Il se débarrassa ainsi des caisses en bois pour en placer le contenu dans des sacs en jute, chaque bouteille étant préalablement habillée d'un paillot. » Et le silence fut.

C'est ainsi que 350 000 caisses en bois, vidées de leurs bouteilles, tapissaient chaque mois les rivages de Saint-Pierre-et-Miquelon. On s'en servit alors comme bois de chauffage, mais aussi à d'autres fins. « Toutes les maisons bâties à Saint-Pierre dans les années 1920 ont été entièrement construites avec des planches de caisses de whisky », assure Andrieux.

Puis vint 1932 et l'élection de Franklin D. Roosevelt, porté au pouvoir en jurant de mettre fin à la Prohibition. Il tint promesse : en 1933, après 13 années de sécheresse, la tempérance fit place aux réjouissances.

Aujourd'hui, les rum runners ont pratiquement sombré dans l'oubli. D'accord, le musée des pêcheries de Lunenburg leur consacre un peu d'espace, tandis que Jean-Pierre Andrieux expose une collection d'objets reliés à leur histoire, à l'Hôtel Robert de Saint-Pierre-et-Miquelon.

Mais pour l'essentiel, il ne reste que peu de traces du passage de ces étonnants marins d'eau-de-vie. Comme si tout le monde s'en désintéressait. Comme si l'histoire n'avait rien retenu d'eux, après s'être trop abreuvée d'alcool frelaté...

Pour de plus amples renseignements sur ces destinations ou sur d'autres destinations canadiennes (mais pas sur Saint-Pierre-et-Miquelon !), visitez le site de la Commission canadienne du tourisme à l'adresse www.voyagecanada.ca.

source: Commission Canadienne du tourisme
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