Cartographier l’Ontario francophone pour attirer les Québécois

(article publié initialement dans la revue TOURISME)

Pendant des générations, les Canadiens de l’Est qui prenaient la route vers l’Ouest avaient deux choix : suivre le tracé sud de la Transcanadienne et passer par Sudbury ou prendre le trajet nord, en passant par l’Abitibi, puis par l’Ontario (et risquer beaucoup plus de frapper un orignal en pleine nuit!). Avant que Nicole Guertin ne commence à opérer sa magie, il y a quelques années, Kapuskasing n’était qu’un endroit où les voyageurs aux yeux cernés s’arrêtaient pour prendre de l’essence et casser la croûte.

Mme Guertin a mis en branle Destination Nord de l’Ontario, un bureau de tourisme visant à faire connaître les destinations du Nord de l’Ontario aux Québécois qui, sans cela, auraient pu négliger la province en raison de présumées barrières linguistiques. Plus tard, l’organisme allait devenir Direction Ontario, dont le mandat était de développer le tourisme francophone partout en Ontario. D’expliquer Mme Guertin : « Le mandat de cet organisme est presque identique à celui de Destination Nord, mais il s’applique à l’échelle provinciale, ce qui nous permet de collaborer beaucoup plus facilement avec des organismes gouvernementaux. Notre guide touristique, financé en bonne partie par la province, est l’une de nos initiatives les plus notables. »

Pour mieux saisir l’importance de Direction Ontario et de la nomination de Nicole Guertin au poste de directrice générale, il faut comprendre d’où lui vient son tempérament. Mme Guertin se dit entrepreneuse sociale. Armée d’une formation d’infirmière et d’un penchant pour la contribution des entreprises aux collectivités, elle incarne ce qui se fait de mieux en matière de militantisme communautaire et de savoir‑faire en développement économique. Elle pense que ses traits de caractère lui viennent de ses parents, issus tous deux de familles entrepreneuriales : « Lorsque mon père a épousé ma mère, c’était comme si Pepsi convolait avec Coke. Pendant un certain temps, à Kapuskasing, nos cousins et nous‑mêmes étions propriétaires de 27 entreprises familiales. Dans mon enfance, les discussions autour de la table portaient toujours sur les affaires et la façon de produire des bénéfices. Ce qui me motive, c’est la conviction selon laquelle nous pouvons créer de l’emploi grâce au tourisme. »

« Quand je me suis lancée dans ce secteur, ma famille et mon père m’ont dit : ‘Es‑tu folle? Qui va venir ici?’ », raconte‑t-elle. « Je me suis dit que si nous attirions plus de touristes, nous vendrions plus de Pepsi et notre entreprise familiale marcherait mieux. Ça semblait assez simple, mais il faut du temps pour réussir. »

La principale réalisation de Mme Guertin est sans doute qu’elle a réussi à convaincre des organismes municipaux, provinciaux et fédéraux de la laisser, elle et son groupe, concevoir des solutions adaptées à l’Ontario pour attirer plus de touristes québécois. « Les décideurs ne croyaient pas que les francophones du Québec et de l’Ontario formaient un segment de marché intéressant. Il y a à peine deux ans, la France n’était même pas un marché cible pour l’Ontario. En 2003, le Québec ne figurait pas parmi les 10 marchés prioritaires de l’Ontario, ce qui m’apparaissait incroyable. Avec la guerre en Iraq et le SRAS, les perceptions ont changé, surtout quand nous avons commencé à faire connaître nos résultats. »

Les Québécois explorent le Nouveau‑Brunswick, l’Île‑du‑Prince‑Édouard et les îles de la Madeleine depuis maintenant des années. Il est donc normal de penser que tôt ou tard, ils s’intéresseront à l’Ontario. Mme Guertin a cru – au début – qu’il suffirait de montrer aux Québécois combien il est facile de trouver des exploitations touristiques qui offrent des services en français.

« Nous avions accès à des fonds d’Industrie Canada et de la province, par l’intermédiaire, respectivement, de FedNor et du Fonds du patrimoine du Nord de l’Ontario. Dans le Nord, nous avons un certain nombre de défis à relever, car le secteur de la foresterie va mal et les usines ferment. Nous avons réussi à ramener de nombreux jeunes dans le Nord, grâce en partie à nos efforts, mais la possibilité de bâtir ici une industrie de services nous donne une nouvelle lueur d’espoir. »

Mme Guertin dirige une équipe d’employés dévoués à qui elle a pu transmettre un peu de sa passion. « Le groupe est composé à 95 % de femmes. Ce déséquilibre des sexes n’est pas surprenant car traditionnellement, dans la francophonie ontarienne, les hommes s’intéressaient davantage à la foresterie et à l’exploitation minière, tandis que les femmes avaient généralement fait des études plus poussées et pouvaient ainsi s’ouvrir plus de portes. Quand les gens entrent dans nos bureaux, ils peuvent palper cette passion qui émane de tout ce que nous faisons.

« Nous sommes des catalyseurs et nous suivons une stratégie rassembleuse. Notre guide de voyage est une de nos tactiques. Ce n’est pas une mince affaire, car 1 400 entreprises y figurent, après que nous en ayons contacté jusqu’à 8 000 partout dans la province […] Nous avons préparé 10 questions du genre ‘Votre site Web est‑il bilingue? Pouvez‑vous répondre aux demandes de renseignements dans les deux langues?’. Le simple fait de sensibiliser les fournisseurs est un travail majeur. »

Direction Ontario décerne de 1 à 5 trilles (emblème floral de la province) aux entreprises, selon le niveau de services en français qu’elles offrent. Grâce à ce travail d’évaluation, l’organisme a découvert que les visiteurs qui ont utilisé l’échelle des trilles sont généralement plus satisfaits de leur voyage que ceux qui ne l’ont pas fait. Mme Guertin affirme que « nous n’avions jamais dit aux Québécois qu’il y a en Ontario un demi‑million de francophones et une autre tranche de 800 000 anglophones qui parlent aussi le français. Ensemble, cela donne 1,3 million de personnes bilingues. »

Il est juste de dire que le projet de Mme Guertin a aidé à élargir les horizons en Ontario. « Les exploitants que nous approchons sont réceptifs », estime‑t-elle. « Certains réalisent qu’ils doivent traduire leur menu. Par exemple, à Wasaga Beach, sur la baie Georgienne, l’épicerie du coin embauche du personnel bilingue parce que beaucoup de gens qui ont besoin de services bilingues y font leurs emplettes. Durant les deux semaines des vacances de la construction, qui ont lieu en juillet, au Québec, 50 % des visiteurs viennent de cette province. En dehors de cette période, la proportion est encore forte, à 30 %. »

Il vaut certainement la peine de regarder évoluer Mme Guertin et son équipe : « En Ontario, c’était le corridor Kingston‑Toronto‑Niagara qui primait. En 2005, 15 % des voyageurs ont visité la région de la baie Georgienne; en 2006, c’était 29 %. Grâce au Circuit Champlain, que nous avons mis au point, nous avons découvert une nouvelle façon de faire connaître l’Ontario en évoquant le territoire des ‘grandes mers intérieures’. C’est ainsi que Samuel de Champlain a baptisé la région quand il est venu à la baie Georgienne. Nous en avons fait l’essai sur les marchés français et québécois. De grandes étendues d’eau comme celles‑là, on n’en trouve pas au Québec; à cet égard, l’Ontario est unique au monde. Il ne s’agit pas seulement de tracer un parcours sur une carte; n’importe qui peut le faire. Il s’agit plutôt de faire en sorte que les collectivités locales s’approprient le projet et le fassent fructifier. »

Non seulement Direction Ontario prépare‑t-il d’autres circuits de ce genre, mais l’organisme participe aussi à la mise au point d’un circuit transcanadien auto‑interprété activé par GPS. Mais pour le moment, le guide de voyage demeure la preuve la plus éclatante du succès du groupe. (On peut le télécharger à partir du site de Tourisme Ontario, à www.ontariotravel.net.)

« Nous étions d’abord en 9e position pour les téléchargements. En décembre, nous étions en première place, devançant de deux fois et demie le guide en langue anglaise », affirme‑t-elle fièrement. « L’an dernier, nous avons acheté pour 20 000 $ de publicité, un investissement qui nous a rapporté 4 000 appels téléphoniques. Nous avons rappelé 250 des personnes qui nous avaient téléphoné en septembre, pour savoir si elles avaient visité l’Ontario; 57 % d’entre elles étaient venues en Ontario cet été. L’an dernier, c’était 44,5 % et l’année d’avant, 28 %. Ces gens sont originaires à 99 % du Québec.

Cette réussite a pris naissance à Kapuskasing, une ancienne ville industrielle mieux connue pour le centre de développement à basse température de General Motors que pour ses championnes du développement touristique. Mme Guertin et son équipe changent les perceptions et construisent une nouvelle prospérité.

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